Tout bon CMO sait qu’un excellent produit, une exécution impeccable et une stratégie marketing bien rodée… ne garantissent absolument rien ! L’histoire est remplie de produits géniaux qui ont échoué, et d’autres, plus moyens, qui ont explosé. Pourquoi ? Parce que le succès ne dépend pas seulement de ce qu’on fait, mais du moment où on le fait.
Certains ont su capter un basculement du marché avant les autres. D’autres se sont trouvés au bon endroit au bon moment, sans l’avoir anticipé. Et beaucoup ont simplement été trop en avance ou trop en retard.
La mission du CMO ne se limite pas à exécuter un plan marketing. Il doit être capable de lire le marché, de sentir les signaux faibles et d’anticiper le moment où son offre devient pertinente, voire inévitable.
Le talent et la maîtrise ne suffisent pas (et n’ont jamais suffi)
Si le talent suffisait, tous les guitaristes amateurs qui enchaînent les solos virtuoses sur YouTube seraient mondialement connus. Toutes les entreprises « bien gérées » deviendraient des leaders, au moins dans leur région ou leur pays. Tous les bons produits domineraient progressivement le marché jusqu’à créer un monopole.
Pourtant, l’histoire économique et culturelle montre que la qualité intrinsèque n’est qu’une condition (parfois) nécessaire, mais jamais suffisante. L’idée qu’un excellent produit, parfaitement exécuté, va naturellement s’imposer, repose sur une vision naïve de la réalité.
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Dans l’art comme dans le business, il y a des milliers d’œuvres et d’innovations qui, sur le papier, avaient tout pour réussir, mais qui sont restées dans l’ombre. Non pas parce qu’elles étaient moins bonnes que celles qui ont marqué l’histoire, mais parce que leur moment n’est jamais venu.
Un produit exceptionnel lancé trop tôt ou dans un contexte qui ne le favorise pas restera un produit d’excellence confidentiel. Un autre, peut-être pas fondamentalement supérieur, mais lancé au bon moment ou porté par un événement favorable (au sens du macroenvironnement), peut exploser.
Tesla, Netflix, l’iPhone… l’alignement des planètes
Tesla n’a pas inventé la voiture électrique. General Motors a déjà tenté d’en faire un produit grand public. Mais jusque-là, les modèles restaient anecdotiques. On était surtout sur des curiosités, limitées par une autonomie trop faible, l’absence d’infrastructures adaptées et une image un peu marginale.
La R&D de Tesla a joué un rôle, incontestablement. Mais il y a aussi eu un changement de contexte : le durcissement des normes antipollution, l’essor des subventions pour les véhicules électriques et l’investissement progressif dans les bornes de recharge. Sans ces éléments, l’électrique serait resté un marché de niche, quelle que soit la qualité des voitures proposées. Et dans cet environnement, les voitures Tesla étaient là, disponibles et opérationnelles.
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Netflix n’a pas inventé la VOD. Des plateformes comme iTunes ou CanalPlay permettaient déjà de regarder des films en ligne. Mais elles reposaient sur des locations unitaires et étaient limitées par le débit internet de l’époque, qui ne permettait pas une expérience fluide à grande échelle. Ce qui a fait basculer Netflix, c’est la maturité du Cloud, l’amélioration générale des débits internet et, bien sûr, la qualité de l’expérience proposée aux utilisateurs. Sans cette conjonction, le service aurait eu du mal à dépasser le stade d’ « alternative » de streaming pour les technophiles.
L’iPhone n’a pas été le premier smartphone tactile. Les PDA comme les Palm ou les téléphones de BlackBerry avaient déjà exploré cette voie. Mais jusqu’alors, l’usage du téléphone mobile restait centré sur la productivité professionnelle.
L’accès à Internet sur mobile était lent et coûteux. L’émergence de la 3G et le développement d’écrans capacitifs plus réactifs ont changé la donne. S’il était sorti trop tôt, l’iPhone aurait été limité par la lenteur de la 2G. L’iPhone a donc bénéficié de ce momentum où les attentes et les infrastructures technologiques convergeaient, et c’est cette conjonction qui a permis, au moins en partie, son adoption massive.
Le facteur X : cet élément extérieur qui change tout
Si Tesla, Netflix et l’iPhone avaient été lancés quelques années plus tôt ou plus tard, leur trajectoire aurait été différente. Ce ne sont pas uniquement leurs qualités qui les ont propulsés, mais un facteur X extérieur, souvent impossible à maîtriser complètement, qui a accéléré leur adoption.
Ce facteur X peut prendre plusieurs formes. Il peut être accidentel, comme le vol de la Mona Lisa en 1911 qui a transformé un tableau simplement « intéressant » en mythe, littéralement. Il peut être sociétal, comme l’évolution des normes environnementales qui a forcé l’industrie automobile à adopter l’électrique. Il peut être technologique, comme la montée en puissance du Cloud et de la 3G, puis de la fibre et de la 4G, qui ont rendu viables des usages jusque-là frustrants ou limités.
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La plupart des entreprises pensent leur croissance en termes de marketing, de produit et de vente. Mais un produit peut être impeccable et échouer si le marché ne ressent pas encore le besoin pressant de l’adopter. Inversement, un produit simplement correct peut exploser s’il répond à une attente latente qui, pour une raison externe, devient soudainement prioritaire.
Les entreprises qui explosent grâce à ce facteur X ne le doivent pas toujours au hasard. Certes, cette variable est exogène, mais elle peut être repérée en amont, ou du moins anticipée, pour que l’on puisse se positionner avant qu’elle ne devienne évidente. Et c’est ici que le management stratégique, en tant que discipline, entre en jeu.
👉 La vraie question pour le CMO n’est pas seulement « qu’est-ce qui fonctionne aujourd’hui ? ». C’est aussi : « quel changement imminent va rendre mon offre indispensable ? ». À proposition de valeur égale, l’entreprise qui opère avec cette vision du macroenvironnement sera en tête quand le marché basculera. Et il finit toujours par basculer.
Comment capter un facteur X avant qu’il ne devienne évident ?
L’anticipation du facteur X ne relève ni de l’intuition ni du hasard (dans la majorité des cas, comme nous allons le voir). C’est un exercice méthodique qui repose sur une lecture fine du macroenvironnement, une analyse des signaux faibles et une capacité d’adaptation rapide.
1. L’identification des signaux faibles : repérer ce qui précède le basculement
Dans la plupart des cas, le facteur X n’apparaît pas de manière totalement imprévisible. Il est précédé par des indicateurs fragmentés, que la majorité des acteurs ne perçoit pas comme pertinents avant qu’ils ne convergent.
Il s’agira de mobiliser ces concepts du management stratégique pour avoir une chance :
- Le scanning environnemental (Aguilar, 1967) : une analyse continue des forces macroéconomiques, technologiques, réglementaires et sociétales ;
- Les signaux faibles (Ansoff, 1975) : ces indicateurs précoces qui précèdent une transformation structurelle d’un marché ;
- La loi d’Amara : « Nous avons tendance à surestimer l’effet d’une technologie à court terme et à le sous-estimer à long terme ». Un marché peut sembler immature alors qu’il est sur le point de basculer.
Prenons quelques exemples. Le RGPD a été voté en 2016, mais les signes d’un durcissement réglementaire en matière de gestion des données personnelles couraient depuis plus d’une décennie. Certaines SaaS et cabinets de conseil de compliance ont capté un marché immense.
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Le podcast est là depuis la fin des années 1990. Mais son explosion à partir de la seconde moitié des années 2010 s’explique par la convergence entre des interfaces plus intuitives, la monétisation du format et les nouveaux comportements de consommation du contenu (notamment en voiture, à la salle de sport, dans les transports et même au lit).
TikTok a explosé car il a capté la lassitude des formats standard de YouTube et Instagram, en misant sur une consommation ultra-rapide, une algorithmie purement exploratoire et en reprenant les meilleures idées de Vine.
2. La gestion des « cygnes noirs » : quand le facteur X surgit sans prévenir
Si la plupart des facteurs X peuvent être anticipés à travers des signaux faibles, certains événements surgissent brutalement et redéfinissent immédiatement les règles du marché.
Nassim Nicholas Taleb, essayiste et ancien trader, a introduit le concept de « cygne noir » dans son livre The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable (2007). Il décrit ces événements rares, imprévisibles et qui ont un impact considérable sur les marchés et les systèmes économiques.
Quelques exemples récents :
- Le Covid-19 et la digitalisation massive : du jour au lendemain, des millions d’entreprises ont dû basculer en télétravail. Les outils comme Zoom, Slack ou Notion ont explosé alors que d’autres acteurs, mal préparés, ont subi la vague. Les entreprises qui misaient sur des modèles physiques (retail, formation en présentiel) ont dû repenser leur activité en quelques semaines ;
- L’IA générative et ChatGPT : en six mois, l’IA est passée d’une technologie de niche à un outil grand public, ce qui a forcé des secteurs entiers (agences de contenu, SEO, service client, gestion des données, voix off…) à revoir leurs modèles économiques ;
- Les changements d’algorithme brutaux (Google, Facebook, LinkedIn) : des milliers d’entreprises qui basent leur acquisition sur le SEO ou la publicité ciblée ont vu leur visibilité s’effondrer du jour au lendemain.
Contrairement aux tendances progressives, le cygne noir ne suit pas une montée en puissance graduelle. Il impose une réaction. Et ceux qui réagissent vite prennent l’avantage. Les autres subissent. Voici ce que ça signifie pour un CMO :
- Maîtriser et réduire le risque : une entreprise base son acquisition sur un seul canal (SEO, Paid Ads, LinkedIn) est vulnérable. La diversification limite l’impact du choc ;
- Opportunité de capture de marché : si un événement force l’ensemble des concurrents à revoir leurs stratégies, celui qui ajuste le plus vite capte la demande pendant que les autres tergiversent ;
- Création d’un avantage concurrentiel : les entreprises qui ont réagi immédiatement à l’essor de l’IA générative (en automatisant certains contenus, en formant leurs équipes) ont gagné des parts de marché sur celles qui ont attendu.
3. La synchronisation stratégique : être là au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard
Arriver trop tard, c’est entrer dans un marché saturé. Arriver trop tôt, c’est mourir avant que le marché ne soit prêt, et c’est préparer le terrain pour une marque qui apprendra de votre échec. Le vrai enjeu est d’être juste en avance sur le basculement.
On parle ici de « First Mover Advantage », par opposition au « Fast Follower ». Voici quelques exemples :
- Un acteur arrivé trop tôt : lancé en 2013, Google Glass était techniquement avancé mais incompris par le marché. L’acceptabilité sociale des lunettes connectées n’était pas encore là ;
- Un acteur arrivé au bon moment : l’Apple Vision Pro arrive dans un contexte où la VR/AR a été légitimée par Meta, où les usages du télétravail évoluent et où le hardware est suffisamment puissant ;
- Un acteur arrivé trop tard : les fabricants de téléphones sous Windows Mobile ont raté le virage tactile et n’ont jamais pu rattraper Android et iOS.
Un bon produit et une bonne exécution ne suffisent pas. Le succès est une équation entre qualité intrinsèque, contexte et timing :
- 80 % des facteurs X peuvent être anticipés via une veille prospective structurée et une analyse fine des signaux faibles ;
- 20 % relèvent du choc imprévisible, mais une organisation agile et prête à pivoter peut en tirer parti au lieu de le subir.
L’enjeu pour le CMO est à la fois de capter les tendances avant qu’elles ne deviennent mainstream, et de structurer son marketing pour pouvoir accélérer immédiatement lorsqu’un basculement se produit.